vendredi 3 avril 2020

Aux sources de la Sequenza IX pour clarinette de Berio

En 1974, répondant à l'invitation de Pierre Boulez, le compositeur Luciano Berio prend en charge la direction de la section électroacoustique de l'IRCAM. Il va notamment superviser un projet de synthèse et transformation de sons complexes en temps réel.

A partir de 1975, l'ingénieur Giuseppe Di Giugno et les chercheurs de l'Ircam vont développer plusieurs générations de processeurs numériques. Le premier prototype est nommé 4A.

C'est entre octobre 1979 et avril 1980, dans ce contexte de recherches expérimentales, que nait la Sequenza de Berio.

Luciano Berio

En collaboration avec le clarinettiste Michel Arrignon (lire ici)soliste de l'Ensemble Intercontemporain, le projet qui devait s'inscrire dans la série des Chemins, est conçu initialement pour clarinette et filtres numériques. 
Il vise à créer un dialogue entre la clarinette et le processeur numérique 4C, en transformant le timbre de l'instrument en timbre vocal. 

La création par Michel Arrignon, évènement particulièrement attendu, a lieu le 26 avril 1980 au Théâtre d'Orsay à Paris.  

Michel Arrignon
On imagine aisément le défi technologique que peut représenter en 1980 la programmation informatique pour un jeu en temps réel. D'ailleurs le prototype qui devait dialoguer avec la clarinette tombe finalement en panne.
La pièce est donc créée avec la clarinette seule, version qui sera conservée définitivement sous l'appellation Sequenza IXa.

Michel Arrignon raconte ci-dessous la genèse de cette œuvre, dialogue suivi d'un enregistrement live pour Radio France en 1987:



Voici quelques éléments supplémentaires apportés par Michel Arrignon, et dans lesquels chacun pourra assouvir sa curiosité ou puiser son inspiration :

Florent Héau: Quelles sont les difficultés majeures présentées par la Sequenza?
Michel Arrignon: C'est une oeuvre très technique et très physique. Berio étant lui-même clarinettiste, il insistait en particulier sur le défi physique que représentait son exécution. Personnellement, je me suis toujours attaché à rendre l'aspect lyrique de la pièce, auquel Berio tenait aussi beaucoup.

Reste t'il une trace de la création? 
Il n'y a pas d'enregistrement de la création.

Comment la machine réagissait-elle au jeu de la clarinette?
Pendant les longues notes tenues, la machine jouait des vocalises, plus ou moins hautes et rapides selon le jeu et le timbre de la clarinette. Je suis formel sur ce point, car la machine marchait très bien pendant les répétitions que j'ai faites avec Luciano.

Quel était le dispositif de captation du son de la clarinette?
Le son de la clarinette était capté par deux micros disposés sur l'instrument, puis amplifié.

Pourquoi la pièce n'a t'elle pas été rejouée avec électronique?
Berio en a abandonné l'idée, la machine n'ayant pas marché à la création, puis par manque de temps pour refaire un programme informatique.

Maintenant qu'il n'y a plus d'interaction avec une machine, est-il encore pertinent de tenir les points d'orgues aux durées indiquées?
Puisque nous jouons désormais la version clarinette seule, il est préférable de ne pas tenir les points d'orgue à la longueur indiquée. Ce n'est plus utile et cela déséquilibre la pièce.

Et concernant les sons multiphoniques?
Ils étaient à l'origine conçus pour une clarinette équipée d'une clé de mi bémol grave, clarinette utilisée en Italie, et certains sons multiphoniques ne fonctionnent donc pas avec notre clarinette habituelle.

Plus particulièrement pour les sons harmoniques lab/sib et fa#/la# situés entre les lettres J et L, comment les réaliser sans la clarinette avec cette clé de mib?
Quand par la suite j'ai  joué sur la clarinette standard, je jouais le la bémol et chantais le si bémol (de même pour le fa# joué et le la# chanté), pour m'approcher au plus près de la très belle couleur des sons multiphoniques originaux.

Berio a indiqué que cette Sequenza visait à révéler « les symétries et les redondances d'une longue mélodie » Quelles autres indications a t'il laissé?
Cette mélodie commence effectivement à la lettre A. Le début de la pièce jusque là est consacré à la présentation de tous les éléments mélodiques et rythmiques qui seront utilisés et développés ensuite.
Berio a également décrit cette oeuvre comme une série de deux champs de hauteur déterminées: une de 7 notes fixes à l'intérieur du même registre et une de 5 notes, qui sont quant à elles mobiles. Ces séries sont présentées au début de la pièce, comme je l'ai indiqué. Le discours musical finit par se polariser autour d'un sol dièse (si bémol écrit).

Quelles sont les différentes sections du morceau?
Comme je le disais, du début à la lettre A, une introduction présentation.
De A à E + 2 mesures: un long développement utilisant tous les éléments et s'achevant par un passage très virtuose, disparaissant dans le souffle.
De E + 2 mesures à J: utilisation des notes répétées, provoquant l'intervention de la machine, alternativement avec les fusées des notes déjà utilisées, avec quelques variantes.
De J à M: passage méditatif avec les multiphoniques jouables uniquement avec la clarinette au mi bémol grave.
A partir de M, Berio relance sa pièce. Utilisant encore les notes répétées et les fusées, il ajoute une instabilité dans le tempo destinée à faire réagir la machine.
Durant le point d'orgue après la lettre Q, il avait écrit une petite cadence qui permettait un vrai dialogue avec la machine. Il l'a donc supprimée lors de la première édition.
De R à la fin, l'instabilité demeure, les longues notes s'installent et on peut constater l'espacement des évènements jusqu'à la longue tenue du mi grave.

Quelle place occupe cette Sequenza dans notre répertoire?
Elle fait partie des grandes oeuvres dédiées à la clarinette au XXème siècle par des compositeurs tels que Boulez, Stockhausen, Jarrell etc...

Quelles sont les ressemblances et les différences entre la Sequenza et le Lied de Berio?
Le Lied est un petit résumé de la Sequenza, de qualité émotionnelle bien moindre.

Si la version initiale avec la machine n'a pu avoir l'aboutissement souhaité, elle apparait comme une étape dans ces recherches expérimentales. Quels en ont été les prolongements? 
L'aboutissement a été sur le plan technologique le système 4X, mis en oeuvre sur le plan musical  l'année suivante avec Répons de Pierre Boulez. Il a par la suite développé l'idée du dialogue avec la machine, sous une forme différente, avec le Dialogue de l'ombre double.


Les recherches aboutissent effectivement en 1981 au système 4X, un prototype plus performant pour  analyser le son, le manipuler numériquement, synthétiser de nouvelles sonorité, et transformer en temps réel le son issu d'instruments traditionnels.

Voici un témoignage vidéo proposé par l'IRCAM qui présente l'arrivée du système 4X, et qui nous permet de replonger dans dans cette période de recherches expérimentales autour de Pierre Boulez au début des années 80. Les débuts d'une révolution technologique dont nous mesurons aujourd'hui la portée.





dimanche 3 décembre 2017

Un métronome à cran...

Voici un petit rappel pour la jeune génération qui n'a pas connu le métronome mécanique à ressort (celui pyramidal, encombrant, et souvent bancal), ni le métronome électronique (celui qui quelquefois se déclenchait dans votre boite).
Votre métronome est dans votre téléphone, avec un choix incroyable de vitesses, de possibilités et de combinaisons (comme par exemple la fonction "tap" qui vous permet de connaitre le tempo  d'un morceau en tapant la pulsation).

Savez-vous encore ce qu'est "monter d'un cran de métronome"?
Voici pour ceux qui ne le savent pas, les tempi tels qu'ils étaient répartis sur les anciens métronomes:

De 40 à 60, de deux en deux (40, 42, 44...)
De 60 à 72, de trois en trois (60, 63, 66...)
De 72 à 120, de quatre en quatre (72, 76, 80...)
De 120 à 152, de 6 en 6 (120, 126, 132...)
De 152 à 200, de 8 en 8 (152, 160, 168...)

Vous pouvez suivre cette progression efficace quand vous montez petit à petit le tempo d'un passage.
Bon travail!




mercredi 9 septembre 2015

Rossini, "Introduction, thème et variations"

Introduction, thème et variations a été composé en 1822 par Rossini, à l'attention du professeur de clarinette Alessandro Abate.
 

L'introduction reprend "La pace mia smarrita" de l'opéra "Mosè in Egitto" (1818):



Les variations suivent le thème "Oh quante lagrime" (à 6'15), tiré de l'opéra "La donna del Lago" (1819):

dimanche 12 juillet 2015

1111 mécanismes avancés pour clarinette


À propos des exercices techniques, Marguerite Long expliquait que "le mécanisme n'est pas le but suprême vers lequel doivent tendre les efforts d'un musicien, mais il aide à y parvenir. Le talent ne consiste pas dans le mécanisme, mais il n'y a pas de talent sans mécanique longtemps éprouvé et sûr de ses moyens."
Commencez par travailler lentement. La vitesse n'est pas le but principal. Répétez chaque exercice autant de fois que possible, sur la longueur d'un souffle. Travaillez globalement: soignez le legato, la sonorité, la posture générale, la position des mains et des doigts. Restez détendus. Amusez vous en variant les articulations, créez des mécanismes dans le mécanisme, travaillez avec différents rythmes. Ces mécanismes sont à votre disposition. À vous d'en tirer le meilleur profit!

mardi 23 juin 2015

Klangfarbenmelodie

Composées en 1909, les Cinq pièces pour orchestre op.16 de Schoenberg furent créées en 1912 lors des "Promenade concerts" de Londres.

En son coeur, la 3ème pièce fait office de pivot central. Elle s'articule autour d'un accord de 5 sons: ut, sol dièse, si, mi, la. Athématique, elle offre un spectaculaire jeu de timbres orchestraux, selon le principe de la Klangfarbenmelodie ou "mélodie de timbres".

Sous-titrée originellement "Couleurs, ou Matin d'été sur un lac (Moderato)", elle propose de subtils enchainements et variations de timbres, comme une transposition musicale des variations de couleurs et lumières sur les eaux du lac Traunsee.



Webern fut un autre des musiciens de la seconde école de Vienne à avoir utilisé le principe de la Klangfarbenmelodie, notamment dans les Six Pièces pour orchestre op.6 écrites elles aussi en 1909, dédiées à Schoenberg et créées par ce dernier à Vienne.

En 1935, Webern réalisa une orchestration extraordinaire de la Fuga Ricercata de J.-S. Bach (de L'Offrande musicale, composée en 1747), en applicant ce principe de la "mélodie de timbres".

mardi 26 mai 2015

Webern op 10, par Pierre Boulez

À une dame qui lui disait "vos peintures, pour moi, c'est du chinois", Picasso rétorqua: "mais Madame, le chinois, ça s'apprend!". 

Si, pour vous, Webern c'est du chinois, et bien laissez-vous guider à la découverte de la 3ème pièce de son opus 10. 

Pénétrez l'univers musical de Webern, et laissez-vous pénétrer en retour par cet art subtil des sons. Laissez-vous séduire par cette pièce courte et dense, de celles dont Arnold Schoenberg disait qu'elles "font tenir un roman dans un soupir".

Pierre Boulez est le guide.







dimanche 3 mai 2015

On écoute aussi la musique avec les yeux

Chacun sait que lors d'un entretien d'embauche, les mots ne représentent que 20 ou 30% de ce qui est reçu par l'interlocuteur. La posture, la gestuelle, le "non-verbal" en général ont donc une influence prépondérante.
Qu'en est-il pour la musique?

Selon une étude anglaise réalisée par l'équipe de Chia-Jung Tsay de l'University College London, il semble qu'une performance musicale soit jugée plus par la vue que par l'ouïe. 

Voici une vidéo qui présente 3 finalistes de concours, en version "silent video": à vous de jouer!



Voici maintenant une vidéo présentant ces 3 finalistes en version audio: faites votre choix!



Dans la version "silent audio", nous sommes séduits par l'aisance et la décontraction du candidat YS, contrairement aux deux autres, plus raides et grimaçants. 
L'adhésion pour le candidat sur impression visuelle, est finalement démentie par l'audio seul.
Et c'est pourtant lui qui va gagner.

Même si chacun prétend juger un musicien d'abord sur sa prestation musicale, il n'en demeure pas moins que la vue, sens dominant, influence notre perception et donc notre jugement.
C'est donc un encouragement à soigner notre posture, notre décontraction et la relation au public. 
A faire avec sincérité, car une gestuelle préfabriquée, sans naturel, sera elle aussi perçue par l'oeil.

dimanche 19 avril 2015

Travailler un instrument de musique

De mon expérience de professeur de clarinette, il m'apparait que deux choses sont à enseigner priotairement à l'élève: apprendre à écouter (apprendre à s'écouter), apprendre à travailler (apprendre les méthodes).
Puis apprendre à élaborer une interprétation (travail de l'esprit) et à maitriser le souffle et la décontraction (travail du corps).



Dans "l'abécédaire d'un pianiste" (Christian Bourgeois éditeur), Alfred Brendel livre sa vision sur l'art de travailler un morceau: "Le plus important est que travailler un morceau ne doit pas être une charge. Faire connaissance avec un morceau, prendre physiquement contact avec lui, l'approfondir intellectuellement tout en le laissant nous dire quelle technique il exige de nous, s'engager dans un processus d'appropriation qui peut parfois durer toute une vie, une appropriation réciproque qui peut aller jusqu'au point où c'est le morceau qui joue l'interprète; procéder sans contrainte ni nonchalance, c'est-à-dire ne pas déformer un morceau à force d'exercice, et ne pas tout oser sans filet de sécurité - tout cela fait partie des devoirs les plus fascinants du pianiste. Les conditions en sont: un bon instrument; une bonne édition du texte original; une technique de jeu qui n'inflige pas de dommages physiques au pianiste; un travail concentré, mais pas acharné; de l'ambition; de la patience; le choix des pièces qui conviennent; enfin, et ce n'est pas le moins important, la capacité de s'écouter soi-même jouer.
Cette capacité s'acquerra au fil du temps et à l'aide d'un appareil enregistreur. Lorsque j'avais vingt ans, des gens aimables m'ont offert un magnétophone Revox; je le possède encore aujourd'hui".

Pour s'approprier une partition sur le plan technique, chacun comprend que la répétition d'un passage est essentielle. 
On ignore parfois qu'il en va de même pour l'appropriation de la musicalité. Répétez la phrase, noyez-vous dedans, laissez l'instinct s'exprimer, ressentez puis réfléchissez; opérez une navette entre le corps et l'esprit, en écoutant toujours plus en détail, en ressentant toujours plus profondément. Jusqu'à ce que la musique vous rentre dans la tête et dans la peau.

lundi 30 mars 2015

Tempo et pulsation

A partir d'un tempo donné, un interprète peut choisir différentes pulsations.

Dans un mouvement lent à 6/8, pour la même vitesse d'exécution, il pourra choisir une pulsation à la noire pointée (à 2 temps) ou la pulsation décomposée à la croche (à 6 temps).

Prenons maintenant l'exemple du premier mouvement du concerto pour clarinette de Mozart: 



Ce passage peut être battu et joué à 4 temps, ou à 2 temps (alla breve).
Dans les deux cas, l'interprète peut "jouer" avec  cette pulsation, et passer d'une battue à l'autre, sans  pour autant altérer le tempo.

Dans l'exemple ci-dessus, on peut noter une autre pulsation, interne à la musique: c'est le mouvement des croches. Celles-ci unifient la phrase, comme une colonne vertébrale. Mozart en parlait comme "il filo", le fil de la musique.
Cette petite pulsation est fondamentale. Elle conduit la musique, emplit les valeurs longues et relie les musiciens entre eux. Elle leur offre a possibilité de jouer avec, et ainsi de jouer ensemble.

Voici ce qu'en dit Alfred Brendel dans son "Abécédaire d'un pianiste" (Christian Bourgeois éditeur):

" La pulsation et la colonne vertébrale ont en commun le fait d'assurer la continuité. La colonne vertébrale nous donne solidité et souplesse, la pulsation anime, mais exerce aussi le contrôle. C'est elle qui fait avancer la musique. Avoir conscience des petites valeurs de notes, en particulier, permet justement de tenir un rythme doté de sens, mais aussi de faire des modifications de tempo intelligentes. Cette conscience est le socle du jeu d'ensemble. Une pulsation de croches permettra un bien meilleur contrôle de la fugue de la sonate Hammerklavier."